C’était au cours d’une réunion d’anciens de la profession. On n’y refaisait pas le monde de l’éducation, mais, plus modestement, on aidait des historiens à mettre de l’ordre dans des souvenirs. Après avoir fait l’histoire, que reste-t-il aux anciens, sinon l’écriture ? Nous avions collecté des documents, fouillé dans les archives.
Association établissement clefs : FBSEA_CREAI-Bretagne, La Prévalaye. Personnages clefs : Louis Casali, Jacques Guyomarc’h, Paul Lelièvre, Michel Lemay, Jean Peigné, Mots clefs : inadaptés, scouts, éclaireurs de France, pionniers, groupe thérapeutique, éducation renforcée
Nous avions collecté des documents, fouillé dans les archives. Soudain, l’écran s’est illuminé. Un vieux film datant de plus de cinquante ans, tourné avec une veille caméra d’amateur, sautilla sur la toile, faisant revivre des images en noir et blanc, troubles et pâlies. Peut-être aussi les lunettes des spectateurs se sont-elles un peu em-buées…
Il s’agissait d’un moment de la vie de tous les jours au centre de La Prévalaye, près de Rennes. Un des premiers établissements créés à la fin de la guerre pour accueillir des enfants qu’on n’appelait pas encore inadaptés. Ces jeunes ne sortaient pas de banlieues ou de quartiers de haute insécurité. Ils avaient été ramassés par la police parce qu’il erraient, sans feu ni toit, sans foi ni loi, dans la grande pagaille de la fin de la guerre.
Les jeunes adultes qui partageaient leur vie étaient d’anciens scouts, éclaireurs de France. Ils avaient connu, au hasard des circonstances, les camps de jeunesse de Vichy, ou les maquis de la Résistance. Certains, avaient été prisonniers, déportés. Certains, parce qu’ils étaient communistes, juifs ou malchanceux, n’étaient pas revenus des camps de la mort. Ces pionniers, auxquels ils faudrait ajouter de nombreux autres, inventaient, à cette époque, ce qu’on appellerait maintenant des « lieux de vie » ou des « structures alternatives ».
Quelques « acteurs », dans la salle, se reconnurent. Le Dr Michel Lemay, qui n’était pas alors professeur de psychiatrie, ou Jean Peigné, devenu juge pour enfants. Louis Casali, futur directeur du foyer Henri-Guibé à Caen, avait encore des cheveux. Jacques Guyomarc’h, le directeur de La Prévalaye, était déjà un des plus actifs porteurs de charges périlleuses. Il a fini sa carrière comme directeur du Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée de Bretagne, et militant associatif…
Mais essayons de décrire ce moment d’émotion.
…Le tronc du sapin est long et lourd. Mât de navire ou bélier pour abattre des murailles, tablier d’un pont jeté entre deux rives, que vont-ils en faire ?
A peine équarri, il a été soulevé lentement, au commandement d’un membre du groupe. Quarante adolescents portent avec majesté les trois tonnes du géant qu’ils ont abattu. Et voici le groupe et le tronc qui ne font qu’un. Ils avancent lentement, tournent, manœuvrent sur le terrain de sport comme un navire dans un port. Parvenue au centre du champ, l’équipe s’immobilise. Le dernier des porteurs quitte son poste et grimpe sur la poutre. Il avance lentement entre les têtes de ses camarades, posant ses pieds avec précaution, ému et fier comme dans un cérémonie rituelle. Parvenu à l’autre extrémité, il redescend lentement et reprend place dans le groupe. D’autres, à leur tour, font le même exercice. Les porteurs, à chaque fois, retiennent leur souffle, veillant à ce que le tronc soit bien immobile, à ce qu’il ne déséquilibre pas l’athlète, à ce qu’il ne dévie pas de son axe. Le chef d’équipe, l’éducateur pour être précis, est un porteur parmi les autres. Il veille en plus à la sécurité de tous, vérifiant à la fois l’équilibre de l’exécutant et l’état de fatigue de chacun. Tous sont attentifs à la voix du chef. A son commandement, l’exercice terminé, le tronc est lentement descendu à ras du sol, jusqu’aux derniers centimètres où il pourra être posé à terre sans que les orteils de quiconque risquent d’en souffrir.
Dans la séquence suivante, un autre groupe, du centre de Ker-Goat, avec un autre chef, Paul Lelièvre, chante à quatre voix une veille mélodie venue du temps des voyageurs, des marins et des émigrants, lorsque, harassés par la journée de marche dans des chemins rocailleux et incertains, ou le corps encore chaviré de la mauvaise houle de la veille, ils partageaient au coin du feu la joie simple d’écouter son semblable dans sa différence, l’espoir d’un lendemain qui chante et la joie du moment présent.
Faut il préciser que ces jeunes hommes-là sont (leurs chefs mis à part, mais est-ce si sûr ?) des jeunes qui ont connu des difficultés personnelles, qui ont commis pour la plupart des actes de délinquance, tous en mal de trouver une place, de s’insérer dans une société peu accueillante. Comme le sont encore aujourd’hui, émigrés ou gaulois de souche, des milliers de jeunes dans leur errance. Ils « traînaient », comme encore aujourd’hui des milliers de jeunes traînent leur misère, leur révolte vaine, leur solitude. Traînent et se laissent entraîner. Faute d’avoir été bien portés, ils s’emportent facilement. « Ils en ont rien à foutre ». Ils se foutent de tout. « On s’emmerde. On les emmerde tous ». La bande est au moins une identification, une appartenance possible, quand on fuit l’appartement, parce que père, mère, frères se déchirent et s’entr’engueulent, dans des langues parfois différentes, mal parlées, entrecoupées des aboiements du chien. Ils traînent, se traînent, se traitent de « nique ta mère », « d’enculé de ton père ».
Ceux qui portent, dans le film, cette lourde poutre sur l’épaule, il sont sauvés. Coude à coude, dans une sueur partagée, ils progressent, solidairement, dans le même sens. A bras le corps, fraternellement, le groupe, et non plus la bande, est fier et fort. Faut-il s’appuyer sur les travaux des grands pédagogues, Maka-renko, Freinet, Oury, Baden-Powel, relire les écrits de Comenius, Montaigne, Rousseau, pour convaincre, expliquer, justifier ? Est-il besoin d’appeler à la rescousse Freud et Lacan, Dolto et Anzieu, Lewin et Moreno pour décortiquer les mécanismes du transfert, de l’identification, de la sécurisation ? Faut-il rappeler qu’il est pos-sible de changer quelque chose dans la résistible ascension de la violence économique et du chacun pour soi idéologique ? De multiples exemples prouvent qu’un groupe peut apprendre à n’être plus une horde sauvage. Un chef peut ne pas être une autorité capricieuse et aveugle, mais un catalyseur des transformations concertées qui s’opèrent à partir des potentialités existantes. Faut-il mettre ainsi les points sur les « i » d’un discours sur le pédagogie, au risque, une fois de plus, de perdre le langage de la péda-gogie, de son sens profond ?
Ce moment d’émotion ressentie, devant un chef d’oeuvre, un moment pédagogique maladroitement tourné il y a bien longtemps, m’a paru d’une actualité évidente. Une métaphore de ce qui pourrait être le fonctionnement harmonieux d’une entreprise et, plus particulièrement, d’une « entreprise d’innovation sociale ». Beaucoup d’institutions, faute d’avoir cette cohérence et cette solidité, vacillent, tournent en rond. Certains portent toute la charge, d’autres lâchent prise, au risque de laisser se broyer quelques jambes dans la déroute. Quand à la traversée, qui s’y risquerait ?
Cet épisode illustre aussi la problématique de la place et du rôle du leader. Un groupe peut être thérapeutique s’il est centré sur la vie partagée, sur l’agir porteur de sens, sur la solidarité sécurisante et valorisante, sur « l’être en lien ». Ainsi conçu, il remplace avantageusement le fallacieux confort de « la bande », si dangereux pour la société, si destructeur pour l’individu. On parle aujourd’hui d’ « éducation renforcée », sans trop oser préciser si c’est la répression qu’il faut renforcer, la solidité des pan-neaux de basket ou la patiente des éducateurs. A moins qu’il ne s’agisse de renforcer l’épaisseur de la couche de rationalisation, de méfiance et de pessimisme sur laquelle glisse la bonne volonté des enseignants désabusés. L’éducation, ce n’est pas affaire de force, mais de finesse, et de méthodes. D’amour, surtout. D’émotion partagée, et de respect inconditionnel de l’autre différent. L’émotion, ce moteur trop méconnu ou négligé des actions collectives qui déplacent les troncs d’arbres, ce mouvement du cœur partagé, harmonieuse comme-union, m’a donné une idée de ce qui pourrait se faire si les institutions humaines étaient plus inspirées par l’amour que par l’économie.
Du rêve, tout cela, probablement. Mais les physiologistes nous ont appris que privé de rêve, l’individu peut mourir. Alors, les société humaines…
Bernard Montaclair 1998 (extrait « Moments thérapeutiques ou de la difficulté d’aider et d’être aidé » ) Chapitre La poutre pages 171 à 175 érès 1998 avec son aimable autorisation
Frappe Texte : Eva Malherbe en Service Civique à la Délégation Cnahes Bretagne Mise en forme : Daniel Dupied, Délégué Régional Bretagne Cnahes Juin 2020