Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, 1973 :
« Tel Robinson Crusoé sur la grève de son île, devant « le vestige d’un pied nu empreint sur le sable », l’historien parcourt les bords de son présent ; il visite ces plages où l’autre apparaît seulement comme trace de ce qui s’est passé. Il y installe son industrie. À partir d’empreintes définitivement muettes (et ce qui a passé ne reviendra plus, et la voix est à jamais perdue), se fabrique une littérature : elle construit une mise en scène de l’opération, qui confronte l’intelligible à cette perte. Ainsi se produit le discours qu’organise une présence manquante. (…) En fait, d’avoir visité les bords de sa terre, d’avoir été comme Robinson « bouleversé » par les traces de l’absence marquées sur ces rivages d’une société, l’historien revient altéré, mais non pas silencieux. »
Dans l’histoire contemporaine, il y a les historiens du XIXème siècle : ceux-là ne se confrontent pas au réel, sauf par les archives qu’ils ont à leur disposition. Néanmoins, combien parmi eux disent avoir « rencontré » tel ou tel personnage au détour d’un conseil d’administration ou d’une assemblée… Ils se font une idée de ce personnage, lui donnent une ombre, un profil, ils se le représentent. Les historiens de l’entre-deux guerres eux sont dans l’entre-deux : ils se sentent bien seuls et cherchent leurs archives. Mais que dire des historiens du XXème siècle et notamment des Trente Glorieuses ? Ceux-là ne peuvent ignorer les témoins « en chair et en os » qu’ils connaissent, qu’ils fréquentent, qu’ils côtoient même. Comment alors fonctionne (ou ne fonctionne pas) cette alchimie ? Il y a quelques années encore, dans des colloques un peu académiques, ces historiens du « très contemporain » étaient assimilés à des chercheurs du présent, et qualifiés par leurs collègues de « sociologues »… Que dire, sinon de défendre alors une méthode, un rapport au passé, un retour à l’archive.
Je suis une historienne, une historienne de l’après-deuxième guerre. Je me trouve donc dans une situation très différente que celle de mes collègues du XIXème siècle. Depuis une vingtaine d’années, je travaille sur le social, plus particulièrement sur les politiques de protection de l’enfance et de la jeunesse en France au XXème siècle. Lorsque j’entame un travail sur telle association, telle institution, tel ministère… À ce titre, combien de fois (presque chaque jour) ne m’a-t-on pas dit : « Tu travailles sur ce sujet ? Quelle bonne idée, mais dépêche-toi, il n’y en a plus pour très longtemps… ».
Cette course à l’urgence, pourquoi ? Les historiens comme fossoyeurs de la mémoire ? Faut-il attendre de mourir pour témoigner ? Le témoin est incontournable pourtant, et c’est ce qui donne la vie à nos sujets. L’histoire, à temps, avec le temps.
Françoise Tétard, 1997