adhérent Cnahes (Ile de France et Bretagne) paru le 10 janvier 2020 dans Info GREHSS n°18
avec l’autorisation de Patrick LECHAUX
et d’Henri PASCAL Président du GREHSS https://grehss.fr
Véronique BLANCHARD
« Vagabondes, voleuses, vicieuses.
Adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle »
Paris : Éditions François Bourin, 328 pages, 2019
Véronique Blanchard est historienne, ancienne éducatrice.
Elle dirige le Centre « Enfants en Justice » de l’Ecole nationale de Protection judiciaire de la jeunesse, centre qui promeut l’histoire de la justice des enfants.
Elle est également co-rédactrice en chef de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière ».
Elle a publié en 2015 un ouvrage sur le même sujet Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles chez Textuel. Ouvrage que je recommande pour la qualité des documents d’archives (textes, photos, affiches, …) qui, tout autant que le texte, donne à voir comment les « mauvaises filles » ont fait l’objet de regards sociaux différents selon les périodes : « filles perdues » dangereuses de 1840 à 1918 ; « filles modernes » de 1918 à 1965, années d’émancipation ; « filles rebelles » de 1965 à aujourd’hui. Comment elles ont, entre résignation et révolte ou résistance, troublé l’ordre du genre et le contrôle social1.
En continuité avec ce premier ouvrage, V. Blanchard s’attache à une histoire du social à travers les vies anonymes, ordinaires, les « vies minuscules » et invisibles, une forme de «micro-histoire» qui éclaire d’une façon tout à fait originale la grande histoire des politiques sociales. Ce second ouvrage est la réécriture de sa thèse qui a couronné dix ans de recherche. Elle a ainsi dépouillé 460 dossiers de jeunes filles ayant eu affaire au tribunal de la Seine entre 1948 et 1960. Comme le dit son préfacier, F. Chauvaud, elle livre « une histoire genrée de la justice des mineurs » en mettant au cœur de ses investigations les adolescentes aux prises avec les tentations de la ville. « Déconstruisant la taxinomie judiciaire, elle retient trois grandes figures de mauvaises filles : les voleuses, les fugueuses et les dévergondées. » Elle met ainsi en valeur « le traitement différentiel de la délinquance féminine juvénile ».
Cet ouvrage présente un autre intérêt qui m’a particulièrement séduit. Ouvrant ces dossiers, V. Blanchard a exploité un corpus de rapports des assistantes sociales du service social auprès du tribunal. Ces synthèses constituent de formidables matériaux d’enquête sociologique ou ethnographique sur la condition ouvrière dans ces années 50 à travers la description minutieuse des conditions matérielles d’existence des familles : pénurie de logements et logements insalubres ou sous-dimensionnés conduisant les jeunes à vivre dans la rue, importance du cinéma et des cafés comme lieux de sociabilité des jeunes, de (mauvaises) rencontres et de première expérience sexuelle. On voit comment l’enquête sociale, menée selon les règles de l’art dans la tradition leplaysienne et sociologique de la toute première école de Chicago (pour le case work), peut produire une histoire sociale des familles populaires à forte épaisseur à travers les études de cas et la vie sociale des « clients » du service social, mise en récit particulièrement vivante qui compense l’aridité de l’histoire évènementielle universitaire traditionnelle.
Un autre intérêt de l’ouvrage, véritablement majeur de mon point de vue, est de nous faire accéder à la réalité concrète de l’exercice du métier dans ce contexte spécifique bien entendu qui est celui de synthèses écrites d’enquêtes sociales en vue d’éclairer la décision éducative du juge. Soudainement, nous passons de la scène habituelle des témoignages des professionnelles sur leur métier (un discours sur le métier) aux « traces » de la pratique du métier en situation (discours du métier car le métier en actes est discours oral et écrit), en présence de « cas » singuliers de jeunes filles, sinon hors-la-loi, tout du moins hors-la- morale !
Blanchard met en relation les principes méthodologiques et axiologiques du cadre de référence produit par l’ANAS lors d’une journée d’étude de 1952 sur « L’enquête en service social » avec les pratiques effectives des assistantes sociales dans leurs façons de réaliser cette enquête au sein de la famille, du voisinage et de différents services ayant eu à connaître la jeune fille concernée. Elle donne ainsi à voir, de façon très troublante, comment pour chaque rapport de synthèse adressé au juge en vue d’une décision à caractère éducatif, l’assistante sociale stigmatise de façon ciblée la mère considérée comme responsable de l’acte à l’origine du passage devant le juge. Elle écrit notamment : « La mère n’est jamais considérée comme étant à sa juste place. Elle est toujours trop ou pas assez. 2» Ces rapports mettent ainsi à jour l’idéologie dominante d’alors selon laquelle les conduites inadaptées relèvent par principe d’une famille déficiente sur le plan éducatif, idéologie qui conduit de fait l’enquête sociale à traquer les écarts à la norme de la famille éducative idéale. Mais, quelles sont les normes de l’adaptation sociale à partir de laquelle on peut parler de déséquilibres sociaux, d’anormalité, et d’une obligation d’intervention corrective ? A ma connaissance, on ne trouve pas de trace de cette question dans les archives de l’ANAS ou dans les textes des responsables des écoles.
De ce point de vue, l’étude de Blanchard apporte un éclairage tout à fait nouveau à travers la mise à jour des normes (implicites pour les assistantes sociales) qui orientent la formulation de la synthèse de l’enquête sociale dans les dossiers. Elle montre que ces normes relatives aux familles ouvrières sont d’abord genrées, ciblées prioritairement sur la mère sur qui repose la fonction éducative, y compris la compensation de la déficience quasi « naturelle » du père en raison de son absence due au travail, de la fréquence de l’alcoolisme, de la violence et de ses mauvaises mœurs. Ainsi, on peut dire – rappelons qu’on est entre 1948 et 1960 – que pour ces assistantes sociales, le milieu familial ne peut être éducatif s’il présente un ou plusieurs des critères suivants que j’ai reconstitués moi-même à la lecture de l’ouvrage : des parents non mariés ou séparés ; une fratrie nombreuse ; une mère qui travaille et ne peut donc pas être une femme d’intérieur ; une femme sans capacités ménagères et paresseuse, sans parler des femmes alcooliques ou débauchées ; un père alcoolique et violent ; une femme soumise à son mari alcoolique et violent ; une femme dominant son mari ni alcoolique ni violent, pour ne citer que les critères les plus récurrents. Autant dire que les familles ouvrières sont alors, pour un grand nombre, condamnées d’emblée à être considérées comme non éducatives et potentiellement productrices d’enfants inadaptés sociaux3 !
Au passage, on assiste à la prise en étau de ces familles et jeunes filles par les dispositifs professionnels : d’un côté, le service social qui avalise le pré-diagnostic de famille déficiente sur le plan éducatif, de l’autre, les psychiatres et psychologues, qu’ils soient d’obédience organiciste ou psychanalytique, qui classent les jeunes comme inadaptés sociaux, et enfin les éducateurs qui entreprennent leur rééducation sociale4. Cette entreprise de « normation5» qu’a dénoncée notamment Foucault ne peut se comprendre sans mettre à plat les normes sociales de ce discours idéologique qu’habitent les acteurs concernés et qui orientent leurs pratiques professionnelles de gouvernement des conduites hors normes.
Il s’agit sans doute d’un véritable point aveugle de la méthodologie d’intervention des assistantes sociales et des éducateurs: par-delà les valeurs avec lesquelles ces professionnels adoptent des postures éthiques, au nom de quelles normes sociales produisent-ils des diagnostics ou des observations et engagent-ils telle ou telle mesure ou un accompagnement à finalité éducative ?
Cet ouvrage nous raconte des histoires de « petites vies » de « gens de rien » et en même temps il lève le voile sur les mécanismes sociaux de tous ordres qui produisent les conduites dites hors normes et gouvernent les pratiques professionnelles écartelées entre un attachement à l’émancipation de ces familles populaires et une normalisation des conduites.
Patrick Lechaux
1 Cf. compte rendu de l’ouvrage par M. Zancarini-Fournel in Clio. Femmes, Genre, Histoire, 48(2), 2018.
2 Blanchard, op.cit., p. 38.
3 Blanchard cite cet extrait du manuel d’éducation féminine que publie en 1945 E. Huguenin, collaboratrice à la Sauvegarde de la Seine : « La majorité d’entre elles (mères des enfants pris en charge) étaient des alcooliques et des paresseuses, sans capacités ménagères, des débauchées ou des vicieuses, des femmes épuisées par de nombreuses maternités ou par le travail au dehors. ». op. cit. p. 104. On notera que cette formulation donne à voir aussi bien une forme de regard sociologique sur la condition réelle d’un certain segment des femmes ouvrières que la grille de lecture de cette réalité sociale qui sous-tend un modèle de femme bourgeoise au foyer le gérant « en bonne mère de famille. »
4 Au passage, il n’y a en général pas dans les dossiers de rapports écrits des éducateurs qui les ont remis au psychiatre. Le travail de l’éducateur est ainsi invisibilisé tandis que celui de l’assistante sociale est exposé. 11 Cf. Foucault, M. (2004). Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France 1977-1978. Leçon du 25
5 Cf. Foucault, M. (2004). Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France 1977-1978. Leçon du 25 janvier 1978. Paris : Seuil/Gaillimard, p. 59 : « La normalisation disciplinaire consiste à poser d’abord un modèle, un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain résultat, et l’opération de la normalisation disciplinaire consiste à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à ce modèle, le normal étant précisément ce qui est capable de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable. » Foucault la qualifie ainsi de normation par opposition aux « dispositifs de sécurité » qui déduisent la norme de courbes -en général statistiques– de normalité (cf. par exemple le quotient intellectuel moyen de 100 qui devient la norme).